Les traileurs emmerdent-ils les bouquetins ?
En raison de sa date et son tracé, un trail perturbe davantage la faune locale qu’une course cycliste. Face à la recrudescence des événements, un agenda respectueux du vivant est-il possible ?
Les traileurs aiment dire qu’ils courent “au cœur de la nature”. Et c’est vrai. Mais derrière cette image d’harmonie se cache une autre réalité, plus silencieuse, celle des animaux qui partagent ces mêmes espaces. Que se passe-t-il, pour eux, quand des centaines d’humains courent à proximité, frontales allumées, bâtons à la main ?
Car si les traileurs recherchent la montagne pour son calme et sa beauté, leurs courses peuvent aussi troubler l’équilibre de sa faune et de sa flore. Perturbation légère ou réel dérangement ? Et surtout, toutes les épreuves se valent-elles du point de vue des habitants à quatre pattes ?
C’est ce qu’a voulu comprendre une équipe de chercheurs de l’Office Français de la Biodiversité. Leur étude, menée en contexte réel, et publiée en 2025 dans People and Nature, s’est penchée sur le cas d’un symbole des Alpes : le bouquetin. Leur objectif, ambitieux, était mesurer l’impact concret des grands événements outdoor sur cette espèce protégée, et comparer les effets d’un trail à ceux de courses cyclistes.
L’Office Française de la Biodiversité s’est penché sur la question
Pour comprendre comment de grands événements sportifs outdoor modifient le comportement de la faune, une équipe de chercheurs a mené une étude dans le massif du Bargy, au cœur des Alpes. Ce secteur a été choisi car il abrite une population emblématique de bouquetins des Alpes (Capra ibex), espèce protégée et suivie depuis plus de dix ans dans le cadre du programme national de surveillance de la brucellose, une maladie contagieuse des animaux d’élevage, causée par des bactéries du genre Brucella.
Là où leur méthodologie devient particulièrement intéressante (assez pour que je vous en parle ici), c’est qu’ils ont mis en place un suivi GPS exceptionnel. En effet, les auteurs ont équipé 139 bouquetins (83 femelles et 56 mâles) de colliers enregistrant leur position chaque heure et leur activité toutes les cinq minutes. Ces données ont permis d’analyser, avec une précision inédite, les réactions des animaux face à la tenue de grands événements sportifs.
Marchand et al. (2025) ont comparé deux types d’événements :
- le Trail du Gypaète, organisé chaque mois de juin, réunissant jusqu’à 1 300 participants répartis sur quatre parcours empruntant des sentiers de randonnée traversant directement l’aire de répartition des bouquetins ; 
- plusieurs courses cyclistes internationales, dont le Tour de France, et le Critérium du Dauphiné, des épreuves estivales concentrées sur les routes de cols comme celui de la Colombière. 
Cette comparaison offre un contraste important, avec d’un côté, un événement printanier au contact direct de la faune, en pleine période de mise bas et de reconstitution des réserves énergétiques ; de l’autre, des compétitions estivales sur route, éloignées des zones de vie principales, mais concentrant toutes les deux pendant une courte durée des masses de mondes considérable.
Les chercheurs ont comparé les comportements des bouquetins pendant les journées d’événement à ceux observés aux mêmes dates des autres années, sans événement. Trois dimensions clés ont été analysées :
- la distribution spatiale (distance des animaux par rapport aux parcours), 
- la mobilité (distance parcourue par heure), 
- et le niveau d’activité, mesuré via les accéléromètres embarqués. 
Les bouquetins préfèrent le cyclisme au trail
Les analyses montrent que les éditions du trail provoquent une réponse comportementale marquée chez les bouquetins. Pendant les journées de course, la proportion d’individus présents dans les 500 mètres autour des sentiers empruntés par les traileurs diminue d’environ 20 % par rapport aux jours de référence, tandis que leur présence augmente de 25 % dans la zone située entre 500 et 1 000 mètres. Autrement dit, les animaux se redistribuent activement à distance de la zone d’activité humaine.
Cette redistribution s’accompagne d’une hausse significative de la mobilité : les bouquetins proches des parcours parcourent en moyenne 14 % de distance supplémentaire par heure et présentent des niveaux d’activité accrus durant la journée de l’événement. Les positions et les rythmes d’activité reviennent toutefois à la normale dès la nuit suivante, ce qui suggère une perturbation aiguë et essentiellement diurne, sans effet prolongé observable à court terme.
À l’inverse, les courses cyclistes ont des effets quasi nuls sur le comportement des bouquetins. Ces événements se déroulent majoritairement en été, à une période où les animaux ont déjà migré vers des altitudes plus élevées, loin des routes de cols. Leur recouvrement spatial limité avec l’aire de vie de l’espèce, combiné à la brève durée de passage des coureurs, explique probablement l’absence de réaction notable, que ce soit sur la distribution spatiale, la mobilité ou l’activité.
En résumé, le Trail du Gypaète provoque ce que les auteurs qualifient d’« onde de perturbation temporaire », là où les courses cyclistes ne modifient que marginalement, voire pas du tout, le comportement des bouquetins. Une différence qui s’explique moins par le nombre de participants que par la période de l’année, la proximité des parcours avec les zones de vie, et la durée d’exposition directe de la faune à l’activité humaine.
Des implications pour les organisateurs ?
Cette étude rappelle que, dans les écosystèmes montagnards, les perturbations de la faune locale ne dépendent pas forcément du nombre de participants, mais surtout de la période et de la proximité des parcours avec les zones sensibles. Organisé en juin, le trail du Gypaète intervient au moment où les femelles mettent bas et reconstituent leurs réserves. À l’inverse, les courses cyclistes, plus tardives et cantonnées aux routes, semblent avoir peu d’effet sur les bouquetins.
Les auteurs appellent donc à considérer les espèces locales et leurs cycles, et éventuellement à adapter les calendriers et les tracés des événements, afin d’éviter les zones de reproduction et les périodes critiques du cycle biologique. Une concertation entre organisateurs, collectivités et biologistes pourrait permettre de mieux concilier performance sportive et respect du vivant.
Conclusion
Alors, les traileurs emmerdent-ils vraiment les bouquetins ? Pas tout à fait… mais un peu, parfois, et surtout au mauvais moment.
L’étude de Marchand et al. (2025) ne cherche pas à opposer sport et nature, ni à pointer du doigt les pratiquants. Elle rappelle néanmoins une évidence que l’on a tendance à oublier : la montagne est un écosystème vivant, où chaque activité humaine, même ponctuelle, peut modifier les comportements des espèces qui y habitent. Dans le cas du trail, cette perturbation reste temporaire, mais réelle, avec une fuite de quelques centaines de mètres, une activité accrue, un stress énergétique supplémentaire à un moment critique du cycle biologique.
Ces résultats montrent, je pense, qu’il est possible d’ajuster nos pratiques, en choisissant la bonne période, en évitant des zones sensibles, ou en réfléchissant à l’impact d’un tracé avant de poser un dossard. Une approche raisonnée, partagée entre organisateurs, collectivités, et scientifiques, pourrait permettre de préserver l’essence même de ce qui attire les traileurs en montagne (en tout cas sur le papier), à savoir sa beauté, son calme et sa vie sauvage.
Le trail ne doit pas être perçu comme une menace, mais comme une opportunité de repenser notre rapport au milieu naturel, car courir en montagne, c’est aussi apprendre à cohabiter avec elle. Un premier pas en ce sens sera-t’il de repenser les jauges des plus grands événements trail ? Je laisse la question ouverte.
À retenir
- Une course de trail peut plus perturber les bouquetins qu’une course de cyclisme. 
- L’impact dépend surtout du moment de l’événement et de son tracé. 
- Adapter dates et parcours permet de concilier sport et respect du vivant. 
Référence bibliographique
Marchand, P., Risser, N., Petit, E., & Garel, M. (2025). Disturbance by massive sporting events in mountain areas: When and where matters for the protected Alpine ibex Capra ibex. People and Nature.






