Tu cours donc tu es ! Il n’y a pas de bonnes façons de courir
« Il convient de n'accorder foi à aucune pensée qui ne soit née en plein air et prenant librement du mouvement. »
Chacun a sa manière de mettre un pied devant l'autre, de trottiner sur les sentiers ou de filer à grandes enjambées sur les chemins. Je reconnais d'ailleurs toujours de très loin un coureur ami autant à sa foulée qu'à sa morphologie.
Acte naturel et ancestral s’il en est, courir n’est pas qu’une pratique, c’est depuis les années 70 un acte social, parfois dans un souci d’image de soi ou plus encore un geste existentiel. Observant l’échauffement des Ethiopiens avant un cross, les exercices des sprinters américains avant un 100 m, ou les premières foulées de marathoniens néophytes lors du départ d’un grand marathon populaire, on comprend que cette fonction universelle de l'humanité -bouger et courir- est socialement marquée.
Courir dans la nature est une pratique sociale qui connaît en 2025 une croissance exponentielle, sous sa forme sportive ou ludique, flâneuse ou aventurière. Dans notre époque, courir, c'est aérer sa tête et bouger son corps. C’est surtout esquisser « une foulée de côté », marquer une rupture avec le bain d'immédiateté fulgurante et d'actualités urticantes dans lequel nous sommes noyés. Courir dans la nature, c'est « se mettre en vacances de l’existence », en paraphrasant Jacques Lanzmann, le regretté parolier de Jacques Dutronc.
Courir, c'est aussi une philosophie du vivre vrai, un rapport à soi et aux autres, une représentation du monde où celui-ci apparaît par dévoilements successifs -du paysage et de soi-même- par le cheminement et l’effort mélangés. Courir, c'est une technique du corps, mais également une médecine de l'âme, un exercice spirituel, un rituel nécessaire pour « rompre » avec l’immobilité.
Entre la course et la philosophie, les hommes en mouvement et les savants érudits, les itinérants et les assis, il y a de nombreuses différences et parfois beaucoup d’incompatibilité. J’ai vu les ricanements de mes congénères de faculté de philosophie me voyant arriver aux cours en survêtement, le visage rougi et creusé par l’effort. Et j’ai déploré les sarcasmes de mes collègues de stade soupesant mon sac de sport, alourdi d’ouvrages trop érudits. Il y a pourtant une grande proximité entre courir le monde et le penser, car philosopher, c'est bousculer en soi ses certitudes et partir vers l’inconnu, et courir c’est s’extraire de sa zone de confort et s’aventurer au-delà des montagnes. Ces deux activités conjuguées, courir et penser, ont construit ce que je suis.
Il n'y a pas de chemins ou de raisonnements qui ne mènent quelque part. Sur les sentiers, les crêtes effilées et les passages techniques, la « traversée » est autant le but recherché que le point d'arrivée. En courant à son rythme,comme en réflexion philosophique, on peut passer partout, même dans les maquis les plus denses.
Je n’adhère pas toujours aux fulgurances de Nietzsche, mais j’applaudis cette phrase d’Ecce homo : « Il convient de n'accorder foi à aucune pensée qui ne soit née en plein air et prenant librement du mouvement. ».