Pourquoi les AINS sont-ils dangereux en trail ?
Les AINS sont redoutables pour ne plus avoir mal aux jambes pendant un ultra par exemple. Mais leur prise est aussi une des façons les plus rapides pour finir en service de réanimation. Explications.
Ibuprofène, kétoprofène, diclofénac… Ces molécules semblent s’être répandues dans le monde du trail. Faciles d’accès, en vente libre, souvent perçues comme anodines, elles sont (trop) régulièrement glissées dans une poche presque au même titre qu’un gel. Pourtant, leur usage en contexte d’endurance et encore plus d’ultra-endurance soulève des questions préoccupantes pour la santé des athlètes, au-delà de leur efficacité qui pourrait être modérée.
Au moment où j’écris ce billet, les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) ne figurent pas sur la liste des produits dopants, ne nécessitent pas d’ordonnance dans la plupart des pays, et sont rarement encadrés médicalement lorsqu’ils sont consommés en course. Or, de nombreuses études mettent en lumière leurs effets délétères sur le système digestif, les reins, l’équilibre hydrique et la récupération musculaire, notamment lors d’épreuves longues, chaudes ou exigeantes.
Dans cet article, je vous propose de faire suite à mon dernier article sur le sujet (disponible ici) en revenant sur la prévalence et le mode d’action des AINS, leur statut réglementaire, mais surtout en précisant les dangers physiologiques et les effets contre-productifs qu’ils induisent lorsqu’ils sont consommés dans un contexte d’ultra-endurance.
Quelques rappels
Qu’est-ce qu’un AINS ?
Les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) sont une classe de médicaments qui réduisent l'inflammation, la douleur et la fièvre sans être des stéroïdes. Ils agissent principalement en inhibant les enzymes impliquées dans la production de substances qui provoquent l'inflammation et la douleur. Plus précisément, ils inhibent les cyclo-oxygénases, ce qui réduit la production de prostaglandines, substances impliquées dans la douleur et l’inflammation. Ils ont donc un effet antalgique, et anti-inflammatoire.
Pourquoi les AINS ne sont pas des produits dopants ?
À ce jour, les AINS comme l’ibuprofène ne figurent pas dans la Liste des Interdictions de l’Agence Mondiale Antidopage, ce qui signifie qu’ils ne sont pas officiellement classés comme des substances dopantes. Ils ne déclenchent donc aucune sanction disciplinaire en cas de contrôle positif sur une course.
Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne doivent pas être considérés comme dopant, ou en tout cas facilitant la performance. En effet, leur capacité à masquer la douleur et à (potentiellement) retarder l’apparition de l’inflammation en fait des produits à effet ergogène, c’est-à-dire pouvant plus ou moins drastiquement améliorer la performance. C’est ce qu’on appelle une conduite dopante : une pratique visant à franchir un obstacle pour mieux performer, sans pour autant enfreindre les règles officielles du dopage.
Prévalence de la prise des AINS en trail et ultra-trail
Si la consommation d’AINS peut sembler marginale, les données scientifiques montrent au contraire une pratique répandue dans le peloton, y compris chez les élites. Plusieurs études menées sur des courses emblématiques révèlent des chiffres préoccupants.
Lors de l’UTMB, Mashal et al. (2023) montrent que près de 50 % des coureurs testés avaient consommé des AINS pendant la course. À la Western States 100 en 2009, 4 des 5 coureurs hospitalisés pour hyponatrémie ou rhabdomyolyse avaient pris des AINS pendant l’effort (Bruso et al., 2010). Sur la 6000D, André et al. (2020) révèlent que 23 % des coureurs interrogés avaient consommé des AINS. Robach et al. (2024) ont détecté des traces d’AINS dans 16% des échantillons urinaires contaminés et analysés (412 échantillons post-UTMB).
À cela s’ajoutent des révélations issues du programme Quartz mis en place sur certaines grandes épreuves. À l’UTMB 2021, 3 athlètes élites avaient été contrôlés positifs à des substances listées, dont des AINS, sans qu’aucune sanction ne soit appliquée. En 2024, au Festival des Templiers, 5 coureurs sur 10 testés étaient positifs aux AINS, malgré l’interdiction instaurée par l’épreuve. Malheureusement, aucune sanction n’a suivi.

Ces chiffres suggèrent que la prise d’AINS en trail n’est ni exceptionnelle, ni anecdotique. Elle est souvent pratiquée sans encadrement médical et sans conscience des risques. Pire encore, elle est parfois intégrée à une stratégie de course, notamment pour masquer la douleur ou « tenir jusqu’au bout », comme le laisse entendre la stratégie millimétrée de prise de paracétamol de Henriette Albon, partagée (malencontreusement ?) à l’issue de sa victoire sur la Transgrancanaria.
Cette banalisation pose un double problème, à savoir un risque majeur pour la santé des coureurs et une confusion entre stratégie de gestion de la douleur et dérive dopante.
Une prévalence documentée précisément, et des effets contre-intuitifs
De récentes données épidémiologiques récentes soulignent une banalisation inquiétante de la consommation d’anti-inflammatoires non stéroïdiens en contexte d’endurance. D’après la revue de littérature de Esterhuizen et Cordier (2024), une proportion importante de coureurs utilise avant, pendant ou après les épreuves longues. Cette tendance toucherait aussi bien les coureurs amateurs que les pratiquants expérimentés d’ultra-endurance.
Dans cette revue, les auteurs soulignent que la majorité des prises sont faites en automédication, sans réel compréhension des mécanismes d’action ou des effets secondaires. Les médicaments sont en grande partie achetés en accès libre, et le conseil professionnel reste marginal. Ce recours spontané aux AINS serait généralement motivé par des croyances partagées dans les clubs ou sur les réseaux sociaux, selon lesquelles ces molécules permettraient de mieux gérer la douleur, d’éviter les blessures ou d’accélérer la récupération. Le problème est que ces pratiques reposent sur des idées reçues, peu fondées scientifiquement, et qu’elles exposent les coureurs à des effets délétères, en particulier lors d’efforts prolongés ou dans un contexte de déshydratation.
Anti-inflammatoires en course = + d’inflammation
Il est par exemple intéressant, ou ironique, de noter que ces croyances ne se démontrent pas forcément sur le terrain. L’étude de 2005 de Nieman et al., montre que les des coureurs ayant pris des AINS pendant la Western States Endurance Run démontraient des niveaux 5 à 7 fois plus élevés de marqueurs inflammatoires (cytokines) par rapport à des athlètes n’en ayant pas consommé, le tout malgré l'absence de diminution des lésions musculaires ou des courbatures.
Pour revenir à la revue de Esterhuizen et Cordier (2024), cette dernière met en évidence un défaut majeur de connaissance sur les risques liés à ces substances. Une très large majorité des coureurs interrogés rapporte ignorer que les AINS peuvent provoquer des atteintes rénales, digestives ou cardiovasculaires. De plus, certains prennent des doses largement supérieures aux recommandations, pensant que l’effet sera plus rapide ou plus durable. D’autres associent plusieurs molécules entre elles, par exemple un AINS et du paracétamol codéiné, sans mesurer les risques cumulés sur le foie, les reins ou le système digestif.
Les effets indésirables observés sont loin d’être anondins. Je vous propose de voir ceux-là en détail.
Pourquoi les AINS sont-ils dangereux en ultra-endurance ?
La revue de littérature de Pannone et Abbott, 2024
La revue de Pannone et Abbott (2024) explique qu’en contexte d’ultra-endurance, les AINS ne sont pas de simples antalgiques inoffensifs. Le problème est que leurs effets interfèrent avec les mécanismes physiologiques normaux de régulation de l’inflammation, de la douleur et du flux sanguin. Pourtant, ces processus sont cruciaux. Ils agissent comme des boucles de retrocontrôle en réponse aux processus inflammatoires eu-mêmes déclenchés par l’effort. Ils perturbent donc une certaine forme d’équilibre physiologique. Leur prise pendant un trail long ou un ultra expose l’organisme à plusieurs complications médicales.
Les reins sont les premières victimes. Sous AINS, la synthèse de prostaglandines vasodilatatrice est perturbée. Ces substances aident normalement les vaisseaux sanguins à rester dilater pour que le sang circule normalement. En conséquence, le débit sanguin rénal se voit diminué, surtout en contexte de déshydratation, fréquent sur les ultras. Par exemple, la courte communication de Yamada et al., (2002) rapporte qu’après un IronMan à Hawai, 63,8% des athlètes étaient déshydratés, tandis que 32,9 % étaient correctement hydratés, alors que seulement 3,3% étaient surhydratés. Parallèlement, 92% (12 sur 13) des athlètes en hyponatrémie étaient correctement hydratés ou déshydratés, ce qui remet encore en doute les risques d’hyponatrémie par surhydratation, mais c’est un autre sujet.
Pour revenir aux AINS, tout cela augmente le risque d’insuffisance rénale aiguë. Dans cette revue, les auteurs identifient plusieurs études de cas où la consommation de naproxène ou d’ibuprofène a été associée à ce trouble chez des coureurs d’ultra. Il est important de noter que les plus grands risques encourus à la prise d’AINS concerne la fonction rénale.
Le second danger concerne les déséquilibres électrolytiques, et en particulier l’hyponatrémie d’effort. Cette chute du sodium plasmatique, favorisée par un excès d’hydratation et une altération de la fonction rénale, est parfois exacerbée par la prise d’AINS. Certaines études montrent une corrélation significative entre la consommation d’ibuprofène et une baisse du sodium sanguin, en particulier lors de courses longues ou réalisées en conditions chaudes.
Le système digestif n’est pas épargné non plus. L’irrigation du tube digestif est réduite en endurance, et l’effet inhibiteur des AINS sur les prostaglandines fragilise la muqueuse intestinale. Cela favorise les douleurs abdominales, les saignements ou, dans des cas extrêmes, des lésions comme des colites ischémiques. Bien que les études sur ce sujet soient encore peu nombreuses, des cas cliniques décrivent des effets graves consécutifs à l’ingestion d’AINS en course.
Enfin, certaines recherches évoquent un stress oxydatif accru et une altération de la synthèse du collagène, pouvant ralentir la réparation des tissus musculaires et tendineux. Autrement dit, prendre un AINS pour « aller au bout » peut compromettre non seulement la récupération, mais aussi la santé à long terme.
Un nouveau focus sur les troubles digestifs, par Gomez-Gonzalez et al. (2023)
En 2023, la revue de Colangelo et al. (2024), bien que ne s’intéressant pas directement aux conséquences des AINS sur la santé des athlètes d’ultra-endurances soulignait également certains risques.
Une sphère de troubles concerne le système digestif. En bloquant les prostaglandines qui protègent normalement la muqueuse gastro-intestinale, les AINS augmentent le risque de lésions, d’ulcérations et de saignements digestifs. Ces effets sont d’autant plus préoccupants que, pendant l’effort, la circulation sanguine est redirigée vers les muscles, ce qui fragilise déjà le tube digestif.
De plus, ce qui rendrait leurs effets particulièrement préoccupants, c’est leur synergie avec les contraintes physiologiques de l’ultra-endurance. Déshydratation, réduction du flux sanguin digestif, élévation de la température corporelle, stress oxydatif… tous ces facteurs amplifient les effets délétères des AINS. Une prise qui serait sans conséquence au repos peut ainsi devenir dangereuse, voire toxique, en pleine course.
Une précision par Rotunno et al., 2018
En 2018, Rotunno et al., écrivaient également que l’inhibition de certains processus physiologique par les AIUNS peut aussi altérer la récupération musculaire, en ralentissant la signalisation inflammatoire nécessaire à la régénération tissulaire. Ce point est important dans les sports d’ultra-endurance, où les muscles subissent des dommages structurels considérables nécessitant des réponses immunitaires et cellulaires pour se régénérer.
De plus, la prise d’AINS pendant l’effort fausse la perception de la douleur, ce qui pousse certains coureurs à aller au-delà de leurs limites, en aggravant une blessure naissante ou en prolongeant un stress physiologique déjà critique. Dans ce cas, l’anti-inflammatoire ne soigne pas, il camoufle. Et en ultra-endurance, cela peut avoir des conséquences durables.
En résumé, la prise d’AINS ne se contente pas de réduire l’inflammation. Elle perturbe des mécanismes essentiels à la régulation de l’effort, à la protection des organes, et à la réparation post-course. En contexte d’ultra, leur usage revient à affaiblir les défenses du corps au moment où elles sont le plus sollicitées.
“Je saute sur l’occasion à chaque fois que je peux : ne prenez pas d’anti-inflammatoires, ne prenez pas d’anti-inflammatoires, ne prenez pas d’anti-inflammatoires. Ni avant, ni pendant, ni après une épreuve d’ultra-endurance”
Jean-Charles Vauthier, médecin et chercheur, lors de sa présentation sur ses travaux menés pendant l’Ultra-Trail Scientifique de Clécy, pendant le congrès “Ultra-Endurance et Conditions Extrêmes”
Conclusion
La consommation d’AINS en trail et en ultra-endurance n’est donc ni anodine, ni marginale. Elle est fréquente, souvent banalisée, et rarement encadrée, malgré des risques sanitaires documentés. En masquant la douleur, ces molécules peuvent sembler utiles pour « finir», mais elles perturbent profondément les mécanismes de régulation de l’effort, le fonctionnement normal de certains organes et la récupération post-exercice. À l’effort, leur toxicité potentielle est démultipliée par les conditions physiologiques extrêmes propres à l’ultra comme la déshydratation, le stress thermique, l’ischémie intestinale, les déséquilibres électrolytiques, etc. Tous ces facteurs rendent leur usage extrêmement dangereux.
De plus, leur capacité à altérer la perception de la douleur sans traiter la cause en fait un outil de contournement, proche d’une conduite dopante. On ne parle pas ici d’une infraction au sens juridique, mais d’un comportement qui pose une question éthique majeure, celle de l’équité entre coureurs, de la protection de la santé à long terme, et de la responsabilité collective.
Et si l’Agence Mondiale Antidopage a, pour l’instant, un train de retard sur l’intégration des AINS dans la liste des substances interdites, j’ai le sentiment que cela ne doit pas empêcher les autres acteurs, et nous même, de se positionner.
Que devons-nous attendre des marques pour se désolidariser des athlètes qui consomment ouvertement ces produits en compétition ?
Quelle doit être notre réaction face à Henriette Albon qui partage son protocole de prise de paracétamol atteignant 3gr ? Quelle doit être celle de son équipementier ?
Qu’attendent les organisateurs, notamment ceux des courses les plus prestigieuses, pour imposer des contrôles systématiques via des organismes privés, indépendamment du cadre réglementaire international ?
Qu’attendent-ils pour appliquer des sanctions cohérentes quand ces pratiques sont détectées afin de préserver la sécurité des participants, et l’équité sportive ?
Ma réponse à toutes ces questions est que la responsabilité ne repose pas uniquement sur les épaules des coureurs, mais sur l’ensemble de l’écosystème. Je vous laisse à vos réponses, en privé, ou en commentaire de cet article.
À retenir
Les AINS augmentent les risques rénaux et digestifs et dérèglent l’équilibre électrolytiques en ultra-endurance.
Des études de cas montrent une relation entre leur consommation et une hospitalisation après un ultra-trail.
Les consommateurs, et l’écosystèmes entier, ont une responsabilité dans leur usage souvent banalisé.
Références bibliographiques
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