L'UTMB 2022 de Kilian Jornet - Les résultats de l'étude scientifique
En 2022, pendant qu'il affrontait Mathieu Blanchard et établissait un record sur l'épreuve reine, Kilian a profité de son temps libre aux ravitos pour réaliser diverses mesures, publiées récemment.
Replaçons le contexte. En 2022, Kilian Jornet annonce un programme de courses dont la simple lecture ferait monter un cardiofréquencemètre de 10 BPM. L’athlète catalan le plus titré au monde s’attaque à quatre des courses les plus prestigieuses du trail :
Deux maratrails : Zegama-Aizkorri (42 km, 2 700 m D+) et Sierre-Zinal (31 km, 2 100 m D+).
Deux ultra-trails : Hardrock 100 (161 km, 10 000 m D+) et l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB, pour les intimes) (171 km, 9 800 m D+).
Pour ajouter un défi supplémentaire, ces courses s'enchaînent sur seulement trois mois. Zegama-Aizkorri a lieu le 29 mai 2022. La Hardrock 100 suit le 15 juillet, laissant à Kilian un mois et demi de récupération. Ensuite, Sierre-Zinal se court le 13 août, soit un mois après la Hardrock. Enfin, l’UTMB démarre le 26 août, avec seulement 13 jours de récupération depuis Sierre-Zinal.
Cerise sur le gâteau, s’il en fallait une, le GOAT ne vient pas en simple spectateur. Après plusieurs années loin des courses les plus médiatisées (à l’exception de Sierre-Zinal), Kilian vise officieusement de battre un record sur chacune de ces épreuves. La plupart du temps, cela signifie battre ses propres références établies lors d’éditions précédentes.
Ce sera mission accomplie… ou presque. Avec sa victoire, Kilian améliore son propre record sur Zegama-Aizkorri, le descendant à 3 h 36 min 40 s. Il en fait de même à la Hardrock 100, ramenant le record à 21 h 36 min 24 s (record abaissé de 3 minutes en 2024 par Ludovic Pommeret). Il échoue sur Sierre-Zinal mais rectifie le tir en 2024 avec 2 h 25 min 34 s. Enfin, sur l’UTMB, il devient le premier – et dernier sur ce tracé – à passer sous les 20 heures, s’imposant en 19 h 39 min 30 s.
C’est cette dernière course que j’aimerais analyser plus en détail ici.

De la science au terrain : les données de Kilian Jornet sur l’UTMB 2022
Non content de repousser les limites de notre sport lors du plus grand rendez-vous mondial de l’ultra-trail, Kilian Jornet a saisi cette opportunité pour réaliser des mesures régulières de différents paramètres physiologiques.
Avant, pendant, et après la course, Kilian et Jesús Álvarez-Herms, chercheur espagnol spécialisé en physiologie de l’exercice, ont effectué une série de relevés afin de mieux comprendre, je cite, "les limites maximales du métabolisme d’un athlète de haut niveau engagé sur ce type d’épreuve".
Les limites de l’ultra-endurance selon Berger et al., 2024
Cependant, cette étude de cas observationnelle ne manque pas de contexte scientifique. Jesús Álvarez-Herms et Kilian Jornet, auteurs de ce travail, précisent que leurs analyses et observations s’inscrivent, autant que possible, dans le cadre théorique proposé par Berger et al. (2024).
Ces derniers avancent que la performance en ultra-endurance résulte d’une interaction complexe entre des limitations physiologiques (p. ex., livraison et utilisation de l’oxygène, thermorégulation, fatigue musculaire, économie de course), biomécaniques (p. ex., efficacité motrice) et psychologiques (p. ex., motivation, perception de l’effort, gestion de la douleur). Ils soulignent que l’adaptation évolutive humaine à l’endurance ne suffit pas à expliquer les performances modernes, qui dépassent largement les besoins de survie de nos ancêtres.
C’est d’ailleurs un point souvent oublié par les adeptes de la « course au naturel », qui s’appuient sur le fait que « nous sommes nés pour courir ». Nos ancêtres pratiquaient certes des activités physiques prolongées, dans les zones métaboliques correspondant à l’endurance (p. ex., chasse, cueillette, déplacements sur de longues distances) avec des équipements rudimentaires et des apports énergétiques limités. Cependant, ces efforts étaient radicalement différents de l’ultra-endurance moderne, où des individus, issus d’un mode de vie souvent sédentaire en dehors de quelques entraînements (dans les meilleurs des cas), s’élancent sur des courses extrêmes cumulant distances et dénivelés impressionnants, à des intensités souvent maximales pour le volume d’effort imposé.
C’est un sujet qui mériterait un développement à part entière, ultérieurement, mais puisque Berger et al. (2024) le soulignent, il me semblait pertinent de rappeler ces différences fondamentales, trop souvent ignorées sous le grand chapeau de « l’endurance ».
Pour revenir aux conclusions de ces chercheurs, ils avancent que la réussite en compétition repose sur des stratégies optimales d'entraînement, de gestion de l’énergie et de résilience mentale, permettant d’approcher, voire de repousser, les trois grandes limites humaines : physiologiques, biomécaniques et psychologiques.
Changements et limites atteintes par Kilian Jornet en 2022
La première observation est que Kilian a couru cette épreuve avec une fréquence cardiaque moyenne de 135 bpm, soit largement dans la zone de l’endurance à basse intensité. Ensuite, Kilian et Jesús Álvarez-Herms constatent que sa fréquence de pas a diminué au cours de l’UTMB. Habituellement autour de 3 pas par seconde (180 pas par minute) sur route, elle est passée à 2,8 pas par seconde (168 pas par minute) pendant l’épreuve. Cette réduction s’explique naturellement par une allure plus lente, mais pourrait également avoir pour objectif de diminuer le coût énergétique du déplacement.
Dans le métabolisme de Kilian
Ensuite, sans grande surprise, les auteurs ont observé qu’au niveau métabolique, la lipolyse et la glycolyse, les deux principales filières énergétiques en ultra-trail, ont été largement sollicitées. Son effort a donc bien reposé sur un « mélange de carburant » combinant les glucides, principalement exogènes, apportés par l’alimentation ; et les lipides, principalement endogènes, stockés. Une observation intéressante montre qu’au fil de la course, et particulièrement après 17 heures d’effort, la contribution de la filière lipidique a augmenté de manière exponentielle, tout en maintenant une implication significative de la filière glucidique.
Dans l’assiette de Kilian
Concernant les substrats énergétiques utilisés pendant l’effort, Kilian évoque ensuite son alimentation durant la course. Il précise n’avoir rencontré aucun trouble gastro-intestinal. Il révèle également avoir consommé exclusivement des produits glucidiques, avec un apport moyen de 75 g/h, mais des variations allant de 50 g/h sur les portions moins intenses à 120 g/h lors des sections plus rapides. Il est intéressant de noter qu’il s’agit de l’une des premières fois où des apports en glucides fluctuants sont rapportés. En effet, l’alimentation en course est généralement décrite comme relativement stable d’une heure à l’autre, alors qu’ici, Kilian suggère l’intérêt d’une forme de périodisation des apports, alternant des prises élevées en glucides et d’autres plus modérées. Cette approche pourrait ouvrir de nouvelles perspectives pour les études futures sur la nutrition en (ultra-)trail.
Dans les yeux de Kilian
Enfin, les dernières analyses intéressantes de cette étude portent sur des mesures indirectes de la fatigue de Kilian après son arrivée. Pour explorer cette question, Jesús Álvarez-Herms a utilisé la pupillométrie, une méthode permettant d’analyser la réaction de la pupille sous différents aspects, comme la vitesse de réaction et la dilatation. En comparant les valeurs relevées chez Kilian aux standards issus de la littérature scientifique, les résultats montrent que son effort a induit des niveaux de déficience cognitive, caractérisés par une diminution de la constriction pupillaire et une récupération plus lente, similaires à ceux observés chez des patients souffrant de lésions cérébrales traumatiques. « Sport-santé », comme on dit. Une illustration frappante de l’impact du sport sur la santé.
Ces réactions pupillaires sont la conséquence d’une fatigue extrême et de perturbations physiologiques parallèles, telles qu’une acidose urinaire ou une augmentation de la température corporelle. De manière intéressante, les auteurs ont également observé des altérations plus marquées au niveau de l'œil droit. Cette asymétrie suggère qu’en réponse à une fatigue maximale, l’hémisphère gauche du cerveau, dominant sur le plan neurologique, a été suractivé dans un rôle protecteur, afin d’éviter une défaillance musculaire. Enfin, 15 minutes après son arrivée, Kilian semblait avoir presque complètement récupéré sur le plan cognitif, en grande partie grâce à une régulation homéostatique rapide, facilitée par son niveau de forme exceptionnel.
Conclusion, qu’est-ce que les données de Kilian sur l’UTMB 2022 nous apprennent ?
En résumé, cette étude met en évidence que l’analyse des limites physiologiques atteintes par un athlète d’élite comme Kilian Jornet permet d’approfondir la compréhension des mécanismes métaboliques, neurologiques et biomécaniques impliqués en ultra-endurance. L’UTMB a induit chez lui des altérations du système nerveux central, observées à travers des modifications des réponses pupillométriques et une activation latéralisée asymétrique, suggérant un mécanisme de protection contre la fatigue extrême.
Son exceptionnelle flexibilité métabolique, combinant efficacement lipolyse et glycolyse, avec un apport moyen de 75 g de glucides par heure, mais modulé selon l’intensité de l’effort, a joué un rôle clé dans sa performance, notamment sur la fin de course. L’absence de troubles gastro-intestinaux a également pu être un facteur favorable, suggérant un microbiote intestinal en bonne santé avant la compétition.
Enfin, son efficacité biomécanique, caractérisée par une cadence plus basse, lui a permis d’optimiser la gestion de son énergie et de limiter les dommages musculaires en montée comme en descente. L’étude souligne ainsi l’importance d’une approche individualisée et systémique pour mieux comprendre les réponses physiologiques en ultra-endurance et encourage à approfondir les recherches sur les liens entre fatigue neuronale, biomécanique et équilibre intestinal.
À retenir
1. L’UTMB 2022 a induit chez Kilian une altération temporaire de son système nerveux central, observé par des réactions pupillaires altérées.
2. Pendant l’UTMB 2022, son métabolisme a utilisé un « mélange de carburant », avec une lipolyse efficace, et une glycolyse élevée, favorisée par des apports périodisés en glucides, autour d’une moyenne de 75gr/h.
3. L’adaptation de sa cadence de course a permis à Kilian de minimiser ses dommages musculaires et d’optimiser son coût du déplacement.
Références bibliographiques
Álvarez-Herms, J., & Jornet, K. (2024). Physiological Data of Kilian Jornet During the Victory of UTMB 2022: An Exceptional Report of Maximal Metabolical Limits. Sports Medicine, 54(12), 3211-3214.
Berger, N. J., Best, R., Best, A. W., Lane, A. M., Millet, G. Y., Barwood, M., ... & Bearden, S. (2024). Limits of ultra: towards an interdisciplinary understanding of ultra-endurance running performance. Sports Medicine, 54(1), 73-93.