Étude socio : Comment les coureurs choisissent leurs chaussures ?
Les études montrent que le choix de chaussures de course serait influencé par des sensations subjectives, des critères objectifs et des recommandations parfois questionnables des vendeurs.
Pour beaucoup de pratiquantes et pratiquants, les chaussures représentent (à juste titre) un élément central de leur équipement, que ce soit pour optimiser la performance ou prévenir les blessures. Pourtant, les raisons qui poussent les athlètes à choisir une paire plutôt qu’une autre restent encore mal identifiées dans la littérature scientifique. Celle-ci propose pourtant plusieurs approches pour guider le choix, certaines étant plus pertinentes que d’autres, mais il demeure difficile de savoir si les coureurs s’y réfèrent réellement.
Parallèlement, les fabricants multiplient les modèles et les arguments marketing, parfois fondés, parfois moins. Les coureurs doivent donc composer avec une offre pléthorique sans toujours disposer de repères objectifs pour orienter leur décision. Dans ce contexte, comprendre comment les coureurs choisissent leurs chaussures devient une question essentielle, autant pour les chercheurs en sciences du sport que pour les entraîneurs, les professionnels de santé et les pratiquants eux-mêmes. Est-ce le confort qui prime ? L’amorti ? Le prix ? Ou encore d’autres facteurs ?
Pour explorer ces questions, deux études conduites par les mêmes auteurs me semblent particulièrement intéressantes à considérer. Je vous propose de les présenter dans les sections qui suivent.
Comment les coureurs choisissent leurs chaussures ? - La revue de Fife et al., 2023
Cette question a tout d’abord été explorée à travers une revue systématique menée par Fife et al. (2023). Publiée dans Footwear Science, elle a compilé les résultats de sept études regroupant près de 2000 coureurs sur route. L’objectif des auteurs était de dresser un panorama des critères mobilisés par les coureurs dans leur processus de sélection, en distinguant notamment les facteurs subjectifs (confort, fit), les caractéristiques techniques (amorti, stabilité) et les aspects liés au marketing (prix, style, influence des marques).
Les auteurs ont suivi les recommandations PRISMA 2020, ce qui garantit la transparence et la rigueur du processus de sélection. Plusieurs bases de données scientifiques ont été interrogées, dont PubMed, Scopus et Web of Science, jusqu’en mai 2022. Les critères d’inclusion retenaient uniquement des études portant sur des coureurs adultes et identifiant les facteurs influençant le choix des chaussures. Les publications devaient être disponibles en anglais et parues dans des revues à comité de lecture. Au total, sept études remplissaient ces conditions, représentant près de 2000 participants.
Facteurs subjectifs : confort et fit
Les résultats suggèrent que les coureurs mobilisent une grande variété de critères lorsqu’ils choisissent leurs chaussures. Toutefois, certains apparaissent plus fréquemment et sembleraient constituer des déterminants centraux de la décision. Du côté des facteurs subjectifs, deux dimensions dominent : le confort et le fit. Le confort apparaît comme le critère le plus souvent mentionné, associé à une expérience de course plus agréable et, dans certains cas, à une perception de réduction du risque de blessure. Le fit, c’est-à-dire l’ajustement de la chaussure au pied, constituerait le second facteur subjectif le plus cité, probablement en lien avec la prévention des frottements et le maintien du pied sur la durée.
Caractéristiques techniques : amorti et stabilité
Parmi les caractéristiques propres aux chaussures, deux critères semblent prépondérants : l’amorti et la stabilité. L’amorti est régulièrement présenté dans les discours marketing comme une garantie de confort et de protection articulaire, et les résultats indiquent qu’il est effectivement pris en compte par les coureurs dans leur choix. La stabilité apparaît également comme un facteur central, recherchée pour limiter les mouvements indésirables du pied et potentiellement réduire le risque de blessure, en particulier chez les coureurs présentant des antécédents biomécaniques.
Facteurs marketing : prix et couleur
Les résultats de la revue soulignent également l’importance des éléments liés au marketing, au premier rang desquels figurent le prix et la couleur, cités avec une fréquence comparable. Le prix conditionne l’accessibilité de certains modèles, dans un contexte où les chaussures haut de gamme peuvent dépasser les 200 €. La couleur, critère plus esthétique, pourrait sembler secondaire, mais elle apparaît néanmoins comme un déterminant non négligeable, reflétant à la fois des préférences individuelles et l’influence des stratégies de marque.
Influence des pairs et des vendeurs
Un autre facteur, moins étudié mais néanmoins identifié, concerne l’influence des pairs et des vendeurs spécialisés. Les recommandations de l’entourage, qu’il s’agisse d’amis coureurs, de membres d’un club ou de conseillers en magasin, sembleraient contribuer au processus de sélection. Néanmoins, les enquêtes par questionnaires ne permettent pas de saisir la dynamique précise de ces interactions au moment de l’achat. C’est précisément cet aspect que les mêmes auteurs ont cherché à approfondir dans une étude plus récente, publiée en 2024, en analysant directement les comportements d’achat en magasin.
L’analyse en magasin de Fife et al., 2024
Après avoir synthétisé la littérature existante en 2023, les mêmes auteurs ont cherché à comprendre de manière plus fine comment les coureurs prennent leurs décisions au moment de l’achat, dans un contexte concret de magasin spécialisé. Cette approche permettait de dépasser les limites des enquêtes par questionnaires en observant directement les interactions entre pratiquants, chaussures et vendeurs.
L’étude a été conduite dans huits magasins spécialisés de course à pied. Les chercheurs ont observé et interrogé 139 participants dont 85 acheteurs, 16 non-acheteurs et 38 vendeurs. L’analyse combinait des entretiens qualitatifs et des observations directes du processus de sélection. Précisément, les chercheurs observaient le processus d’achat in situ, c’est-à-dire l’ensemble des interactions entre le coureur, les chaussures et le vendeur. Ils notaient par exemple le nombre de modèles essayés, les critères évoqués spontanément par le coureur, et les conseils apportés par le vendeur. Après l’achat, les participants étaient interrogés pour préciser leurs critères de choix, leurs impressions, et la manière dont ils avaient intégré (ou non) les conseils du vendeur. Enfin, les chercheurs interrogeaient également les conseillers en magasin pour recueillir leur perception du processus de sélection et la manière dont ils orientaient les clients.
Cette approche « in-store » représente une innovation méthodologique, car elle permet de relier les intentions déclarées aux comportements effectivement observés.
Des critères subjectifs toujours présents
Comme dans la revue de 2023, les résultats confirment l’importance de facteurs subjectifs tels que le confort et le fit ainsi que les analyses de la course et la prévention des blessures comme facteurs les plus influents dans le choix des chaussures. Les coureurs privilégient avant tout les sensations ressenties à l’essayage.
Le rôle du vendeur
L’un des apports majeurs de l’étude de Fife et al. (2024) est la mise en évidence du rôle du vendeur spécialisé. Celui-ci apparaîtrait comme un acteur central du processus de sélection. Le vendeur jouerait d’abord un rôle de filtre. Confrontés à une offre pléthorique et difficile à comparer, les coureurs s’appuieraient sur son expertise pour réduire le champ des possibles.
Il assumerait aussi une fonction pédagogique. En traduisant des caractéristiques techniques parfois complexes (niveau d’amorti, stabilité, drop, type de semelle) en arguments accessibles et compréhensibles, il aiderait le coureur à relier les propriétés de la chaussure à ses besoins concrets. Un autre aspect central serait la personnalisation du conseil. Les recommandations ne seraient que rarement générales mais tiendraient compte du profil du coureur (p.ex. expérience, volume d’entraînement, antécédents de blessures, objectifs sportifs).
Cette influence pourrait aller jusqu’à modifier l’intention initiale du coureur. Dans plusieurs cas observés, le choix final s’écarterait de la préférence exprimée au départ pour se conformer aux arguments du vendeur. Les auteurs soulignent que si le vendeur est perçu comme expert, il resterait aussi un acteur d’un environnement commercial. Ses recommandations pourraient être influencées par des contraintes extérieures, comme la disponibilité des stocks, la marge réalisée sur certains modèles, ou les partenariats privilégiés avec des marques.
De plus, les auteurs mentionnent que tous les conseils donnés en magasin ne reposeraient pas sur des preuves scientifiques solides. Beaucoup de vendeurs feraient des recommandations basées sur leur expérience personnelle, leur intuition ou des arguments marketing plutôt que sur des données validées par la recherche. De plus, leur niveau d’expertise serait variable selon les individus et les boutiques. Certains disposent d’une réelle expérience de la course à pied, d’autres beaucoup moins.
En conséquence, les auteurs invitent les coureurs à considérer ces conseils avec prudence, et à ne pas les prendre comme des vérités absolues. Le vendeur resterait un médiateur, mais son discours devrait idéalement être confronté à des sources indépendantes et fondées sur la littérature scientifique.
Conclusion
Les travaux de Fife et al. (2023, 2024) apportent un éclairage inédit sur un le choix des chaussures. La revue systématique de 2023 suggère que ce choix reposerait avant tout sur des critères subjectifs comme le confort et le fit, auxquels s’ajoutent des caractéristiques techniques (amorti, stabilité) et des considérations marketing (prix, couleur). L’étude en magasin de 2024 confirme l’importance de ces dimensions, mais montre aussi que le processus d’achat ne saurait être réduit à une liste de critères isolés. On notera que la “dynamique” de la chaussure, souvent abordée lors des tests dans la presse, n’est pas citée.
Il s’agirait d’une réalité complexe, où les perceptions immédiates à l’essayage, les intentions initiales et l’influence du vendeur interagiraient.
Ces travaux rappellent également les limites des conseils prodigués en boutique. Si le vendeur jouerait un rôle central d’accompagnement, de traduction technique et de personnalisation, ses recommandations ne seraient pas toujours fondées scientifiquement, et pourraient être influencées par des facteurs commerciaux. D’où la mise en garde des auteurs. Les coureurs devraient considérer ces conseils avec discernement et les confronter à des sources indépendantes et validées par la science. Un article à venir vous proposera des conseils, basés sur la science, pour mieux choisir vos chaussures !
Plus largement, ces études soulignent la nécessité d’articuler données scientifiques, expertise professionnelle et vécu subjectif du coureur. Car si la science fournit des repères sur les propriétés biomécaniques ou la prévention des blessures, l’expérience individuelle et les préférences personnelles demeurent incontournables dans le choix final.
À retenir
Le confort, le fit, l’amorti et la stabilité sont les déterminants principaux du choix des chaussures.
Le confort est le critère le plus cité, perçu comme améliorant l’agrément de course et potentiellement lié à une moindre perception du risque de blessure.
Le fit (ajustement au pied) est le second critère subjectif majeur, associé à la limitation des frottements et au maintien sur la durée.
La notion de dynamique de la chaussure n’est pas citée.
Les conseils des vendeurs sont centraux mais peuvent manquer de fondement scientifique. L’expertise des vendeurs est souvent variable.
Une part des conseils repose sur l’expérience personnelle ou des arguments marketing plutôt que sur des preuves solides. Des contraintes commerciales (stocks, marges, partenariats) peuvent aussi influencer le discours.
Le choix de chaussure est multifactoriel, mêlant des facteurs individuels et environnementaux.
Références bibliographiques
Fife, A., Ramsey, C., Esculier, J. F., & Hébert-Losier, K. (2023). How do road runners select their shoes? A systematic review. Footwear Science, 15(2), 103-112.
Fife, A., Ramsey, C., Esculier, J. F., & Hébert-Losier, K. (2024). How do runners select their shoes? An in-store experience. Footwear Science, 16(3), 191-199.