Choisit-on ce qu'on lit ? d'Esprit Trail à Relance !
À l'heure des algorithmes, choisit-on ce qu’on lit ? Retour sur notre capacité à penser et choisir librement, de la nécessité des médias indépendants comme Relance, un héritage d'Esprit Trail ?
Qu’en est-il aujourd’hui de notre faculté à être libre dans nos pensées, nos jugements ? Comment se construit « notre » avis sur tel ou tel sujet ? Décryptage…
Maxime Le Forestier chantait « né quelque part »… On est tous né quelque part, à un moment donné… A partir de cet instant unique, nous nous sommes construits en interaction avec le monde extérieur : nos parents, l’école, les amis, le hasard… Notre personnalité, notre regard sur le monde, se sont façonnés dans un dialogue incessant entre nos aptitudes de départ, l’inné, et le contexte -favorable ou non- qui a accompagné notre existence, l’acquis. Notre manière d’être au monde, nos relations avec les autres, nos appétits et nos rejets, nos passions et nos raisons, n’appartiennent qu’à nous… « Et si j'étais né en 17 à Leidenstadt, sur les ruines d'un champ de bataille, aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j'avais été allemand? » : Jean-Jacques Goldman le chantait avec poésie, nous sommes interdépendants entre notre milieu et l’aptitude à construire de manière critique notre propre personnalité. Jean-Paul Sartre, l’un des derniers philosophes engagés du 20ème siècle le disait autrement : « L'important n'est pas ce qu'on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu'on a fait de nous ». Cet état de fait, décrit par toute une génération de philosophes, sociologues et psychologues, avec des controverses sur les parts respectives de l’inné et de l’acquis, est désormais peu à peu déconstruit ! Du fait de l’ère du tout numérique, qui visse nos yeux devant un écran à longueur de journée. Notre aptitude à glaner le nouveau savoir ou l’information, à la recouper, et à l’intégrer de manière critique dans notre propre vision du monde, est mise à mal par le fonctionnement structurel du web.
Le café, la rue, la télé, le journal et les livres…
Comment se cultivait-on quand le smartphone n‘était pas le prolongement naturel de notre main ? Après le parcours éducatif classique, l’adulte partageait son temps entre vie privée, familiale, et vie sociale où le travail occupait une très large place. La lecture des quotidiens -dont le tirage ferait rêver un rédacteur en chef d’aujourd’hui- le comptoir du bistrot, les discussions impromptues dans la rue, le journal de 20 heures à la télévision, la lecture des livres, permettaient de suivre l’état du monde et de se forger sa vision de l’instant. On peut rétorquer que c’était une culture de l’entre soi, avec un certain enfermement identitaire. Certes, mais il engendrait une certaine sérénité de relations, et peu de conflits récurrents dans le quotidien. Quant à la qualité de l‘information, la plupart des rédactions disposaient d’un quantum important de journalistes, férus dans l’art de glaner la « nouvelle » et de la relater, avec le plus souvent un effet de style qui n’est plus de mode aujourd’hui. Je me souviens des éditos d’Antoine Blondin dans l’Équipe, magnifiant les exploits des « forçats de la route »…
Et comme Zorro, le web est arrivé…
Le modèle économique des premières années de vie de mon magazine Esprit Trail se répartissait en trois tiers : un tiers d’abonnement, un tiers de vente en kiosque, et un tiers de vente d’espaces publicitaire. Peu à peu, il s’est modifié, pour nécessiter 50% de ventes d’espaces publicitaires. C’est toujours vrai pour les magazines papiers vendus en kiosque. Pour les médias en ligne, le modèle économique repose quasi-exclusivement sur les recettes publicitaires, les abonnements n’étant pas encore dans le monde du trail un réflexe légitime. Le consommateur considère que l’information doit être gratuite ! Dès lors, la survie du média dépend exclusivement de son audience, et donc de la captation de l'attention de chaque utilisateur. C'est ce qu'on appelle l'économie de l'attention. Les contenus qui s’affichent sur notre écran sont construits en intégrant l’historique de nos intérêts successifs. Plus clairement dit, ce sont des algorithmes, animés par des intérêts privés, qui nourrissent notre accès à l'information. On va donc moins chercher l'information, c’est l’algorithme du réseau social qui décide pour nous. Avec pour conséquence la recherche de sensationnalisme de la part des médias en ligne.
Dans cette course à l'audience, les contenus « trashs » sont mis en avant par les algorithmes des réseaux sociaux.
En effet, plus les contenus sont clivants, choquants, plus ils ont un côté captivant pour notre cerveau. Et plus ils deviennent viraux aussi. À savoir ainsi qu'à chaque terme insultant ajouté à un tweet sur le réseau X, celui-ci a 20 % de chances de plus d’être retweeté. Enfin, un autre effet de l'économie de l'attention est le développement des fake news, du fait notamment de leur viralité. Sur X, le faux se propage six fois plus vite que le vrai. En focalisant sur les réseaux sociaux, je constate qu’ils ne sont pas un lieu de dialogue au sens réel du terme. Les interfaces numériques n’incitent pas à échanger et collaborer, mais plutôt à réagir en « posture » à des contenus de manière isolée. Pour dialoguer collégialement sur un sujet, il en faut un niveau de connaissance minimum, permettant aux personnes de sensibilités différentes de controverser de manière critique et constructive. Ce n’est que très rarement le cas sur les réseaux sociaux. Alors peut-on contrer les effets de l'économie de l'attention sur laquelle est construit le web, et peut-on s’éloigner de l'approche clivante de l’information ? Il n’y pas de réponse globale, et même la régulation législative prônée par la Commission européenne à l’initiative de l’ex-commissaire français Thierry Breton ne fonctionne pas… On ne peut pas lutter contre cette mondialisation des contenus et dans la récurrence maintes fois constatée de la désinformation volontaire utilisée comme manipulation de l’opinion. La seule option est l’effort individuel, pour réapprendre par soi-même à aller chercher des informations fiables, non détournées.
Et pour les créateurs de contenus, imprimés ou numériques, comment parvenir à faire de l'audience avec éthique, sans se soumettre aux algorithmes ? Là est la question…